« Juifs et musulmans: retissons les liens! »: l’intervention de Jean-Christophe Attias sur le dialogue interreligieux

Faut-il attendre d’un développement du « dialogue interreligieux » l’avènement d’une paix nouvelle et durable au sein de la Cité ? C’est sans doute trop lui demander. Peut-il y contribuer ? Même cela n’est pas certain. Et pour deux raisons au moins. Primo, la religion, par principe, par fonction, par destination, est une fabrique de dissension. Secundo, les conflits dont nous voudrions tous réduire les effets, et si possible supprimer les causes, n’ont peut-être au fond que peu à voir avec la religion

En fait, parler sérieusement de « dialogue interreligieux » et envisager sérieusement sa possible contribution à la création des conditions d’un authentique « vivre-ensemble » oblige à poser quelques questions préalables essentielles. J’en vois cinq.

Première question : Sommes-nous absolument certains que les menaces pesant le plus lourdement sur la paix du monde, et accessoirement sur celle de notre Cité, soient de nature religieuse, ou de nature principalement religieuse ? N’avons-nous pas plutôt à faire à des conflits de portée politique, territoriale, économique ou autre, qui trouvent à s’exprimer par le truchement d’un discours de tonalité religieuse ? La religion n’est-elle pas seulement l’habillage commode, simplificateur et mobilisateur, d’aspirations d’une autre nature, et devenant, du fait même de cet habillage, plus incontrôlables, et moins négociables qu’elles ne le seraient si elles n’étaient prises que pour ce qu’elles sont, bel et bien terrestres, sans autre rapport avec le Ciel qu’imaginaire ou instrumental ?

Deuxième question : Si nous quittons le terrain des luttes internationales (Israël-Palestine par exemple) ou planétaires (islam-Occident par exemple), pour n’envisager que les conflits internes à nos sociétés, sommes-nous certains que les tensions intercommunautaires dont nous déplorons le regain et inventorions régulièrement les effets dévastateurs, soient effectivement de nature religieuse, ou principalement de nature religieuse ? Ce que d’aucuns évoquent comme un retour du religieux relève-t-il bien du religieux, ou seulement du religieux ? Les revendications identitaires, les exigences de reconnaissance communautaire, articulées par les uns et par les autres, si elles prennent parfois une expression religieuse, doivent-elles être exclusivement interprétées en termes « religieux » ? Ne devons-nous pas voir là aussi les effets d’un désarroi à la fois plus large et plus profond, désarroi social et désarroi culturel ?

Troisième question : Si le désarroi social relève bien d’un traitement social, politique, et militant de la part des intéressés eux-mêmes, que ferons-nous de ce que j’appelle le désarroi culturel, à savoir, pour certains de nos concitoyens, souvent les plus jeunes, la difficulté à se situer dans le cadre d’une République abstraite et lointaine, à se reconnaître dans une identité française qui fait peu de place à la diversité, et à nouer des rapports équilibrés, à la fois libres et étroits, nourris de contenus positifs et susceptibles d’évoluer sans cesse, avec leurs « communautés » d’appartenance et avec l’Autre ? Cet enjeu-là est fondamental. Chacun doit pouvoir se réapproprier et voir valoriser ses propres cultures originaires, découvrir celles des autres, et s’intégrer avec ce bagage à une culture nationale et européenne à la fois une et faisant droit à la diversité. Les religions font bien partie du problème, mais elles ne sont nullement tout le problème.

Quatrième question : Quand bien même on admettrait que le « dialogue interreligieux » puisse contribuer à résoudre les différents types de problèmes que j’évoque, que faut-il entendre par « dialogue » et qui est habilité à le conduire. S’agit-il simplement de se parler ? Et de parler de quoi ? De ce qui réunit ou de ce qui divise ? De ce qui est partagé ou de ce qui ne saurait l’être en aucune façon ? Quelle serait la fin ultime de ce dialogue ? Faire connaître ma vérité à l’Autre ? Découvrir moi-même ce que l’Autre tient pour vérité ? Reconnaître à l’Autre une part de vérité, quand moi je l’ai toute ? Je n’entrerai pas plus avant dans de telles considérations. Ce serait en effet bien oiseux avant de préciser clairement qui engagera le dialogue, et qui se trouvera effectivement engagé par lui. Les représentants officiels des Églises ? Mais qui leur confère cette qualité (souvent ce n’est guère que l’État) ? Que fera-t-on de la base, du commun troupeau des croyants, des mal-croyants, et des incroyants, de ceux qui sont vraiment dans l’arène, qui vivent au jour le jour les tensions et les conflits que nous déplorons ? Cette base pourra-t-elle jamais se sentir engagée, voire simplement interpellée, par ces « représentants »-là ? Sans compter, dans cette affaire, que ceux-là même qu’il faudrait faire dialoguer pour éviter la guerre sont précisément ceux qui n’ont aucune culture du dialogue, et qu’à l’inverse, ceux qui sont prêts au dialogue sont précisément ceux qui en ont le moins besoin…

Cinquième et dernière question : Sommes-nous certains que le conflit, puisque conflit il y a semble-t-il, n’est pas, plus qu’entre grandes religions, entre différentes manières de concevoir, de vivre et de pratiquer ces religions ? De ce point de vue, c’est un dialogue intrareligieux, interne à chaque grande tradition, qui devrait se mettre en place… De même, sommes-nous certains que le conflit n’est pas, plus qu’entre grandes religions, entre différentes manières de concevoir la place du religieux, des religions, de leurs signes ostensibles comme du reste, dans notre société ? De ce point de vue, il semble que ce soit entre religieux et laïcs, et peut-être plus encore entre les laïcs eux-mêmes que le dialogue doive enfin s’ouvrir…