Public Sénat (12 mars 2015, à partir de 5’47 », jusqu’à la fin)
Libération (13 mars 2015)
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France 24 (13 mars 2015)
« Les musulmans et les juifs ne se connaissent pas »
par Charlotte OBERTI
L’association Pari(s) du vivre-ensemble a organisé, jeudi, une journée de débats sur les liens rompus entre juifs et musulmans. L’enjeu : renouer le dialogue entre ces deux communautés.
Une manifestation d’urgence, un temps de parole limité et beaucoup de choses à dire. Jeudi 12 mars s’est tenue une journée de débats autour du désamour entre juifs et musulmans, organisée par l’association Pari(s) du vivre-ensemble et orchestrée par la volubile sénatrice EELV Esther Benbassa. Un panel d’experts – universitaire, écrivain, imam, sociologue, associations, mais aucun représentant d’institutions religieuses (qui n’ont pas été conviées) – a tenté de « crever l’abcès » et d’identifier les causes de la rupture entre ces deux communautés.
Le postulat de base est inquiétant : repli communautaire des luttes antiracistes, montée de l’antisémitisme dans les banlieues (et plus généralement en Europe, selon le Premier ministre Manuel Valls) et appel du président israélien Benjamin Netanyahou aux juifs de France à émigrer en Israël, après les attentats de Paris en janvier et de Copenhague le 14 février. Pour renouer le dialogue donc, les participants ont entrepris de mettre des mots sur les maux.
Un système d’éducations parallèles
Dans le but de comprendre la « véritable rupture » entre ces « communautés qui ont beaucoup de choses en commun », Sihame Assbague, représentante du collectif « Stop le contrôle au faciès », déplore un système d’éducations parallèles en France. « Après la maternelle, les juifs et les musulmans ne vont plus aux mêmes écoles », lance cette ancienne professeure de français dans un collège de banlieue. Selon elle, les musulmans et les juifs ne se connaissent tout simplement pas.
Ainsi prolifèrent de « fausses perceptions de l’autre ». « À travers l’islam, le juif c’est la figure du traître. On considère qu’il fait partie d’un grand échiquier complotiste, explique le sociologue Omero Marongiu-Perria. À l’inverse, les juifs ont une image très péjorative du musulman, qu’ils voient comme quelqu’un de haineux. »
Sihame Assbague assure pour sa part que les jeunes musulmans dont elle a été la professeur ne sont pas antisémites : « L’un d’eux m’a même dit : ‘Madame, on ne peut pas détester les juifs, on ne les connaît pas ! ‘ Personne dans les quartiers n’est biberonné à l’antisémitisme, comme on peut l’entendre. »
Comme pour, à son tour, contredire un préjugé, une femme dans la salle lance : « Moi je suis Française, je suis juive, et je n’ai rien à voir avec M. Netanyahou ! »
« La communauté juive est privilégiée par l’État »
Pour la militante Sihame Assbague, les relations tendues entre les communautés sont plutôt le fait des élites. « Il y a des éducations différenciées, un accès aux soins différencié et un traitement politique différencié des deux communautés. » Autre constat amer : le deux poids-deux mesures dans la lutte contre l’antisémitisme et l’islamophobie.
« La communauté juive est privilégiée par l’État », estime-t-elle. Une « culpabilité » qui remonte à la déportation, sous le gouvernement de Vichy durant la Seconde Guerre mondiale, de 73 000 juifs vers les camps nazis, rappelle Esther Benbassa. « Le but n’est pas de donner moins aux juifs, c’est très bien ce qui est fait pour eux, mais il ne faut pas léser les autres communautés », insiste Sihame Assbague.
Face à une communauté juive structurée et implantée en France depuis le Moyen Âge, la communauté musulmane serait, elle, encore « vulnérable et mal représentée », observe pour sa part Mehdy Belabbas, adjoint au maire d’Ivry. « La communauté juive s’en sort mieux, se défend mieux. Il y a une forme de jalousie de la part des musulmans qui aimeraient pouvoir mieux s’organiser. »
Ce « traitement privilégié » cristallise ainsi les tensions et les musulmans entrent dans une « concurrence des mémoires », une sorte de surenchère des souffrances, juge l’écrivain Marc Cheb Sun, auteur de « D’ailleurs et d’ici ». « L’héritage de violences du colonialisme, par exemple, n’est pas suffisamment pris en considération. Or, quand on n’a pas lu une page, c’est très difficile de la tourner. »
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Saphir News (16 mars 2015)
Juifs et musulmans, les chemins du dialogue explorés au Sénat
par Hanan Ben Rhouma
Quelles causes à la rupture de liens entre juifs et musulmans en France pour quels remèdes ? Un colloque visant à promouvoir le dialogue judéo-musulman a été organisé jeudi 12 mars, au Sénat, sous le patronage de la sénatrice (EELV) Esther Benbassa et de Jean-Christophe Attias, animateurs de l’association Pari(s) du vivre-ensemble. Une trentaine d’interventions ont émaillé une longue journée de débats.
« Juifs et musulmans : retissons les liens ! » « Une journée de répit entre musulmans et juifs pour ouvrir le débat et crever les abcès », résume Esther Benbassa face au public venu jeudi 12 mars au Palais du Luxembourg pour écouter la trentaine d’imams, de rabbins, d’intellectuels et de responsables associatifs invités au colloque.
Onze ans après un événement similaire à la Sorbonne organisé en 2004, « dans le sillage de la seconde Intifada », par son association Pari(s) du vivre-ensemble, et deux mois après les attentats de Paris, il est urgent, pour les deux historiens, d’encourager le dialogue judéo-musulman. Encore faut-il identifier les causes de la rupture afin d’engager des pistes de réflexion en vue de retisser des liens solides entre ces deux populations.
Pourtant, et Esther Benbassa le rappelle, les juifs ont longtemps vécu « dans une certaine quiétude » dans le monde musulman. « Si on fait le bilan historique des relations entre juifs et musulmans en terres musulmanes, elles furent meilleures – mais pas sans ombres – que celles qu’avaient juifs et chrétiens en terres chrétiennes », introduit-elle dans son discours.
Poser des mots aux maux
Tous sont d’accord : le conflit israélo-palestinien cristallise les tensions entre juifs et musulmans en France. « Tant qu’il n’y a pas de paix juste et l’émergence d’un Etat palestinien, la haine va encore être entretenue dans nos communautés en France », lance Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux, qui appelle à « mettre du bon sens dans le rapport à l’Autre » pour faire face à cette rupture. Les institutions dites représentatives des juifs de France doivent « opter pour plus de neutralité dans la politique israélienne et insuffler plus de sérénité dans les relations judéo-musulmanes », estime Esther Benbassa.
Ce conflit n’a néanmoins pas monopolisé les débats. Outre la méconnaissance, la rupture entre juifs et musulmans, pour Sihame Assbague, se trouve dans « un traitement politique et institutionnel différencié entre les deux communautés » et un deux poids-deux mesures dans la lutte contre l’antisémitisme et l’islamophobie qui créent des « rancœurs ». Il n’y a « pas d’égalité et de justice pour tous les Français et c’est cela qu’il faut combattre ».
Rejoignant la porte-parole du collectif Stop le contrôle au faciès, Mehdi Belabass, maire adjoint d’Ivry (Val-de-Marne), affirme que c’est une « jalousie » qui se manifeste du côté musulman, avec une « envie de s’organiser » de la même façon que des instances juives, avec des structures « qui leur permettent d’intervenir efficacement dans le débat public ». « C’est insupportable d’être à la porte de tout », dit-il.
Mieux reconnaître « l’héritage des violences »
Il y a « des efforts à faire des deux côtés. (…) On sous-estime l’importance de la Shoah pour les juifs, mais on sous-estime aussi les conséquences du colonialisme et des discriminations » pour les musulmans, déclare-t-il. Ce n’est pas « une charité historique » qui est réclamée mais ne pas faire apparaître huit siècles de présence juive dans le monde musulman dans les livres d’histoire « contribue à une rupture mentale des communautés. L’Histoire doit être mieux enseignée », soutient Tareq Oubrou.
Shoah, colonialisme, esclavage… « On sous-estime l’héritage des violences. » « De tous côtés, il faut ne pas se donner trop d’excuses » et il s’agit de « chercher notre part de responsabilités », affirme Marc Cheb Sun, auteur du livre « D’ailleurs et d’ici », qui évoque « la concurrence des mémoires » comme une des sources de la rupture entre juifs et musulmans.
« Enseigner moins la Shoah ne règlera pas la question », ajoute-t-il. « Le but n’est pas de donner moins aux juifs, mais il ne faut pas léser les autres communautés », dira plus tard Sihame Assbague. Sous Vichy, la France a déporté 73 000 juifs vers les camps d’extermination, rappelle Esther Benbassa : « la culpabilité » que l’Etat porte envers les juifs explique aussi le traitement « privilégié » de cette population dans la République.
Le dialogue interreligieux en question
Gare à l’essentialisation des « communautés », affirment le professeur Philippe Cassuto et le sociologue Omero Marongiu-Perria. Celui-ci, qui plaide pour une autocritique musulmane, pointe « le phénomène d’essentialisation de l’Autre » consistant à « ne plus le voir dans sa diversité et à le réduire à des caractéristiques ».
Autre constat abondamment relevé au colloque : le dialogue interreligieux est nécessaire mais insuffisant pour relever les défis qui se jouent dans la société. Pour Mohamed Bajrafil, imam de la mosquée d’Ivry, il faut inviter plus de chercheurs que d’imams et de rabbins pour mieux cerner les causes de rupture entre groupes d’individus. Il s’en prend aussi aux politiques, « irresponsables dans leurs discours et qui n’ont pas le SMIC, le savoir minimum indispensable à la conversation ».
Karim Benaissa, président de l’Union des associations musulmanes de Créteil, témoigne des bonnes relations interreligieuses dans sa ville. « Juifs et musulmans, renforçons notre amitié pour qu’elle soit fraternité », lance-t-il.
La citoyenneté au cœur de débats
Troisième table-ronde pour un nouveau thème : « Juifs, Musulmans, croyants ou non, tous citoyens. » Le malaise dans la salle s’installe lorsque Martine Cohen, sociologue au CNRS, prend la parole. Elle explique alors qu’antisémitisme et islamophobie – sans les « hiérarchiser » – ne peuvent être mis « sur le même plan d’égalité » car le premier, « actif des populations musulmanes », est source de violences sans pareilles avec le second.
Selon elle, le mythe du complot juif est « fondé sur 100 % de fantasmes et zéro réalité » alors que le mythe d’Eurabia est, lui, « fondé sur le fait qu’il existe des groupes musulmans qui veulent islamiser l’Europe »… Des propos qui ont heurté Samia Hathroubi, qui invite la chercheuse à lire l’ouvrage de Raphael Liogier sur « Le mythe de l’islamisation » afin de « remettre les pendules à l’heure ».
« Ce qui peut aussi aider à retisser les liens, c’est de travailler sur l’égalité et la justice sociale » ainsi que la citoyenneté, pour la représentante de FFEU (Foundation For Ethnic Understanding). Même son de cloche pour Samy Debah, président du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), pour qui la question centrale est aussi celle de la citoyenneté, qui pose la question des discriminations, elles-mêmes génératrices d’exclusion.
Le poids de la responsabilité étatique
« Il faut distinguer antisémitisme et islamophobie, mais pas pour les mêmes raisons » que celles de Martine Cohen. Aujourd’hui, l’antisémitisme « vient du peuple » principalement – et « il faut le combattre » – « mais l’islamophobie est une discrimination qui est entretenue par nos institutions, c’est un racisme d’Etat » comme fut le racisme antijuif par le passé, affirme Samy Debah.
Juifs, musulmans ou non, « on est dans le même bateau », déclare la journaliste Rokhaya Diallo. Parce que la majorité des Français n’est ni juive ni musulmane, la lutte contre les racismes doit être l’affaire de tous. « On détourne la responsabilité de l’Etat. C’est la République qu’il faut questionner et sa capacité à traiter tout le monde de la même manière », déclare-t-elle.
Laïcité à l’appui, « on a le droit d’être ce qu’on est », avec des identités plurielles, conclut le philosophe Joël Roman, et « il y a une responsabilité des dirigeants politiques à le rappeler ». Le chemin est encore long pour renouveler, sur des bases solides, les relations judéo-musulmanes. Des journées d’échanges, de débats et de rencontres y contribuent et sont appelées à se multiplier en France.